En 1924, Gerstmann a observé chez quelques patients un problème neurologique étonnant où les victimes d'accidents cérébraux devenaient incapables de nommer et même de différencier leurs doigts les uns des autres. Cette perte de la possibilité de discriminer ses propres doigts (appelée agnosie digitale) s'accompagnait de dysgraphie, de dyscalculie et d'une impossibilité de distinguer la gauche de la droite. Il a défini à partir de ces quatre symptômes un syndrome qui porte son nom en faisant l'hypothèse que ces handicaps seraient liés à une lésion du lobe pariétal dominant. Depuis lors, le syndrome de Gerstmann a été une énigme pour les neuropsychologues.
Parmi les adultes victimes d'Accident Vasculaires Cérébraux aigus souffrant de dyscalculie, à peine 3% sont concernés à la fois par la dysgraphie, par l'agnosie digitale et la désorientation gauche-droite. Le Syndrome de Gerstmann reste une entité clinique rare, mais est très précisément associée a des lésions localisées au gyrus angulaire de l'hémisphère dominant. L'occurrence de ces symptômes serait due au fait que les aires cérébrales touchées seraient localement proches. Le gyrus angulaire constitue
une région du cerveau associative et multimodale recevant des stimulis à la fois auditifs, visuels et somato-sensoriels. Les neurones de cette
région sont donc très bien placés pour traiter l’aspect
phonologique et sémantique du langage qui permet l’identification
et la catégorisation des objets.
L'agnosie digitale se traduit par l'incapacité d'associer le nom correct à chaque doigt. La personne atteinte n'est pas capable de désigner sur une autre main le même doigt
pointé sur sa propre main.
La dysgraphie du syndrome de Gertsmann se traduit par des troubles spécifiques de l'écriture manuscrite, spontanée ou sous dictée. Les lettres sont parfois correctement effectuées mais
ne sont pas assemblées sous formes de mots. Il n'y a dans ce cas pas d'erreur de mot
pour un autre : il s'agit d'un trouble de la disposition des lettres. Dans d'autres cas la construction des lettres elle même est difficile.
De plus la reconnaissance de l'orientation droite-gauche des lettres est souvent perturbée chez les patients atteint du syndrome de Gerstmann: cela suggère le rôle du flux dorsal de l'hémisphère gauche dans l'élaboration des représentations canoniques orientées des lettres.
Chez l’enfant, le syndrome de Gerstmann existe sous une forme légèrement différente, qui réunit dyslexie, agnosie digitale, confusion droite-gauche (sur soi et autrui), dysgraphie et dyscalculie. On le qualifie de syndrome développemental de Gerstmann. A la tétralogie de symptômes classiques (dysgraphie, agnosie digitale, dyscalculie, délatéralisation) s’ajoute souvent une dyspraxie constructive, avec parfois un trouble de l’orientation spatiale géographique. Alors que le syndrome de Gerstmann de l’adulte est souvent marqué par des troubles du langage (de type aphasique), ceux-ci sont très rares dans le syndrome de l'enfant. Le lien entre les syndromes observés chez l'adulte et l'enfant sont encore des sujets de recherche.
On estime qu'un grand nombre d'enfant souffrant de syndrome développemental de Gerstmann seraient non diagnostiqués, ces enfants compensant par diverses stratégies les effets principaux du syndrome.
Différentes méthodes d’évaluation de l’agnosie digitale ont été proposées, par différents auteurs (Benton, Kinsbourne, Lefford, Birch et Green). La méthode de Kinsbourne comporte trois épreuves : d’abord la différenciation des doigts, ensuite le sujet doit dire combien de doigts intermédiaires se trouvent entre les deux doigts qui sont touchés, et enfin le sujet portant un bandeau sur les
yeux, recoit un objet placé dans sa main, et une fois le masque enlevé, doit reconnaître l’objet parmi d’autres. Ces trois épreuves peuvent être administrées sous deux modalités : dans la première, le sujet montrera le doigt qui avait été sollicité par l’examinateur, dans la seconde, il nommera le doigt touché par l’examinateur. Kinsbourne avait toutefois recommandé de ne pas insister sur la nomination des doigts, pour éviter la confusion avec un défaut d’apprentissage des noms des doigts par exemple. On rajoute parfois une appréciation de la graphesthésie (reconnaître, sans les voir, des signes dessinés sur les doigts ou la paume).
Pour les enfants le syndrome de Gerstman peut générer des grandes difficultés dans les apprentissages scolaires, pas seulement à cause de l'impact de la dysgraphie sur leur écriture cursive. Les problèmes de distinction droite gauche, les difficultés constructives et les déficits dans le calcul mental ont un impact considérable dans leur vie quotidienne. Le désordre est mal compris par les enfants eux-mêmes, mais aussi par les parents et les professeurs. On dit régulièrement que ces jeunes patients manquent de motivation, font preuve de mauvaise volonté, sont obstinément maladroits, ou d’une intelligence insuffisante. Cette stigmatisation défavorable est génératrice d’anxiété, de tensions familiales, et est propice à l’installation d’une mauvaise image de soi. C'est pourquoi le diagnostic et la compréhension du syndrome et de ses implications sont importants pour ces enfants et leur famille.
Des thérapies peuvent diminuer les effets de la dysgraphie et de l'apraxie, mais on dispose encore de très peu de recul scientifique sur l'évolution du syndrome de Gerstmann chez l'enfant.
pour aller plus loin :
- la dysgraphie de l'enfant et de l'adolescent
- dysgraphie : pourquoi il faut intervenir le plus tôt possible
- à la recherche de la zone cérébrale de l'écriture
- les neurosciences et l'écriture manuscrite ou au clavier
Bibliographie :
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