L’écriture n’est pas en progrès



L'enseignement de l'écriture cursive dans les années 1880

 

L’écriture n’est pas en progrès.

enseignement écriture"L’écriture n’est pas en progrès ; il semble même qu’elle soit plutôt en décadence. Non pas qu’il n’y ait encore des écoles où l’on écrive bien et même très bien ; mais elles sont moins nombreuses qu’autrefois. Il y a surtout moins de maîtres qui soient fiers, et à juste titre, de leur belle écriture. Dans les écoles normales notamment, cette infériorité est frappante : d’où l’on pourrait inférer, sans grande témérité, que loin de s’améliorer, la situation à cet égard ira plutôt en empirant."
Cette citation pourrait provenir (au style près) de n'importe quelle publication pédagogique actuelle. Pourtant elle est extraite d'un manuel qui date des années 80. Mille huit cent quatre vingt neuf pour être précise.
Les enseignants intéressés par l'histoire de leur discipline trouveront le texte complet de cet ancien manuel sur l'enseignement de l'écriture à l'école primaire sur le site manuels anciens.
Reprendre la lecture d'un vieux manuel pédagogique d'il y a plus d'un siècle est révélateur non seulement de notre propension continuelle à nous plaindre de la dégradation de l'enseignement, mais aussi du fait que les raisons fondamentales de cette dégradation n'ont pas fondamentalement changé en cent trente ans d'école publique.
Aujourd'hui sur les nombreux cas de "dysgraphies" que j’accueille au cabinet en rééducation de l'écriture la grande majorité ne souffrent pas de problèmes cognitifs, mais ont rencontré dans leur histoire scolaire des difficultés à construire leur geste graphique face à l'enseignement de l'écriture cursive.
La plupart de ces difficultés face à l'écriture cursive étaient déjà identifiées en 1889. Voici quelques extraits qui n'ont pas pris une ride (à part la mention des châtiments corporels...) :
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L’écriture n’est pas en progrès (...) Cet état de choses est dû à bien des causes :

Première cause : on y attache une moindre estime qu'autrefois. Pourquoi ?

1° Le mouvement actuel de la pédagogie, et il ne faut pas le regretter, est surtout favorable aux études qui ont pour objet la culture de l’esprit. On célèbre, on exalte les exercices qui tendent à la formation de l’intelligence ; on déprécie par contre l’enseignement mécanique et formel, qui ne donne que des connaissances positives et pratiques. Or écrire est un acte tout matériel; c’est dessiner, c’est peindre, uniquement en vue d’obtenir une ressemblance. Il n’y a rien là qui puisse éveiller l’esprit ni le former. Par suite, il s’est attaché à l’écriture une sorte de déconsidération, à tout le moins de moindre estime. Ceci est particulièrement vrai des écoles normales, et des écoles normales de filles plus encore que des écoles normales de garçons. On n’y choisit point, pour lui confier l’enseignement de l’écriture, le maître qui a le plus de goût ou d’aptitude pour cet enseignement; mais on en charge celui qui est le moins capable d’enseigner autre chose. Nous admettrons toutes les exceptions qu’on voudra ; mais le fait dans sa généralité est incontestable. De là, à tous les degrés de l’échelle, un moindre soin donné à l’écriture, et, dans les écoles primaires, un moindre temps consacré à cet exercice; ce qui s’alliait fort bien, du reste, avec l’obligation où l’on était d’en donner davantage aux autres matières du programme.

Deuxième cause : l'enseignement simultané a trop remplacé l'enseignement individuel.

2° On a substitué en écriture, comme dans toutes les autres branches du programme, l’enseignement collectif à l’enseignement individuel, et, d’une manière générale, on a bien fait. Peut-être pourtant l’application du principe comportait-elle ici quelque restriction. L’expérience montre, en effet, qu’il ne suffit pas d’apprendre à l’enfant ce qu’il lui faut savoir pour bien écrire, mais qu’il a besoin encore de pratiquer sous les yeux du maître et d’être averti des fautes dans lesquelles il tombe. Apprendre à écrire, c’est contracter un ensemble d’habitudes ; or on sait que l’habitude a pour effet de nous faire accomplir toujours de la même manière, et sans que nous y prenions garde, ce que nous avons déjà accompli un grand nombre de fois. Si donc un enfant a pris en écrivant de mauvaises habitudes (et elles sont nombreuses celles auxquelles il peut se laisser aller), il retombera indéfiniment dans les mêmes fautes et formera toujours mal les mêmes lettres, jusqu’à ce que le maître l’arrête en lui faisant remarquer ce que son écriture a de défectueux, et jusqu’à ce que, par une surveillance assidue et prolongée, il soit parvenu à lui faire contracter une habitude contraire. L’action personnelle du maître est ici indispensable pour chaque élève, et la leçon commune a besoin d’être journellement complétée par des corrections et des remontrances individuelles.

Troisième cause : les occasions de mal écrire sont devenues plus fréquentes qu'autrefois.

3° Les occasions de mal écrire sont devenues plus fréquentes qu’autrefois. Dans les écoles primaires, on n’inflige plus de punitions corporelles : elles sont interdites par le règlement ; mais en revanche on donne des pensums. S’ils étaient courts et si le maître exigeait qu’ils fussent bien faits, ils pourraient dans une certaine mesure remplacer les mises au net d’autrefois, qui ne sont pas à regretter, mais qui amélioraient l’écriture courante. Seulement il faudrait alors les corriger et le maître n’en a pas le temps ni n’en veut prendre la peine. D’autre part, il est toujours difficile de prouver à un élève qu’il aurait pu mieux écrire, et l’on trouve plus commode de vérifier si le pensum a le nombre de lignes qu’il doit avoir. Or rien n’est plus propre à déformer la main de l’enfant et à lui faire contracter de mauvaises habitudes, que la confection de ces longues pages où il ne songe qu’à aller vite et à arriver le plus tôt possible à la fin de sa tâche. Il en est de même presque de ces devoirs qui sont faits en dehors de la classe, à la maison, sans aucune direction ni surveillance, que les maîtres regardent à peine et pour lesquels il n’y a en classe qu’une correction générale. Enfin, dans les écoles normales, l’habitude est aujourd’hui que les maîtres, sur chaque matière, fassent des leçons orales et que les élèves prennent des notes. Or on sait ce que c’est que « prendre des notes ». Pour beaucoup d’élèves, c’est tâcher de prendre mot pour mot ce que dit le maître, c’est-à-dire écrire le plus vite possible et avoir recours à toutes sortes de simplifications et d’abréviations qui puissent remplacer en partie la sténographie. Il n’y a pas de bonne écriture qui puisse tenir à ce régime : forcément elle se déforme et la main prend de mauvaises habitudes. Il en résulte qu’on sait encore faire une page à main posée, le jour de l’examen, parce que c’est un exercice tout autre ; mais l’écriture courante reste mauvaise. Autrefois, la plupart des maîtres rédigeaient leur cours; les élèves les copiaient à main posée et à loisir, et ils mettaient leur amour-propre à avoir sur chaque matière de beaux cahiers bien écrits, qu’ils gardaient avec soin. Il n’y a pas à regretter que cette pratique ait entièrement disparu, mais l’écriture courante y a certainement perdu.

Quatrième cause : l'anarchie dans les principes et les méthodes.

4° Enfin, tandis que dans toutes les autres matières il y a des principes sur lesquels on est d’accord, il règne en écriture une grande incertitude, et sur le genre qu’il convient d’adopter, et sur la manière dont il faut l’enseigner. Sans doute les méthodes ne manquent pas et presque toutes débutent par le calque, la pente, la longueur et la distance des lettres, pour finir par des modèles à imiter. Toutes aussi ont la prétention d’être méthodiques et de commencer par ce qu’il y a de plus simple, pour arriver progressivement à ce qu’il y a de plus compliqué et de plus difficile : d’abord le jambage, le trait droit, qui mène à l’i et au groupe des lettres qui en dérivent, u, t, n, m, etc. ; puis les traits arrondis et les lettres ovales, c, o, a, d, q, etc. ; puis les lettres bouclées l, b, g, etc. ; avec des règles pour la grandeur des boucles et les corps d’écriture ; enfin elles portent généralement, sur la couverture des Cahiers préparés à l’usage des élèves, des conseils relatifs à la tenue du corps, du cahier et de la plume. Malheureusement, il n’y a sur aucun de ces points rien qui soit uniforme ni bien défini. Pas de vues générales, pas de principes fixes sur lesquels on puisse s’appuyer pour déterminer le caractère de l’écriture réputée la meilleure. Chacun suit son idée personnelle, qui n’est le plus souvent qu’un pur caprice.
Rien de plus variable, par exemple, que la pente qu’on doit lui donner. Dans Werdet, à qui nous devons le plus ancien type de l’écriture anglaise, la pente est la diagonale d’un rectangle ayant 3 de base et 4 de hauteur. Chez Taiclet, Taupier, Colombol, etc., qui sont venus après et qui sans doute la trouvaient insuffisante, elle devient la diagonale du carré. Flament, au contraire, la trouve trop grande et n’en fait que la diagonale d’un rectangle qui aurait toujours 3 de base, comme dans Werdet, mais 5 de haut au lieu de 4. Puis viennent les hygiénistes qui demandent, non sans raison, que l’écriture soit droite et qu’elle se rapproche le plus possible des caractères imprimés. Or cette question de la pente a son importance. A mesure qu’elle augmente en effet, les rondeurs diminuent, et les liaisons, au lieu de partir du milieu du jambage, par exemple, partent du pied même du jambage. Alors l’écriture devient plus rapide, mais elle est moins lisible. Si l’on joint à cela les variations que chacun peut faire subir à une même lettre, les deux formes qu’on lui donne parfois selon qu’elle est au milieu ou à la fin d’un mot, les fioritures et les enjolivements de toute nature imaginés par les caprices individuels, on conviendra sans doute qu’il règne en la matière l’anarchie la plus complète.
Pour n’en citer qu’un exemple, qu’on veuille bien seulement remarquer les formes du d. Il y a déjà deux formes généralement admises, selon qu’on écrit l’anglaise ou l’ancienne coulée reprise par M. Flament, d et  ; mais pour peu que le d de l’anglaise s’écrive vite et que le jambage se sépare de l’o, il devient une sorte d’ majuscule. Quant à l’autre forme du , qui doit avoir sa boucle à gauche, l’habitude se propage depuis quelques années, surtout dans les écoles de filles, de la faire à droite. Rien à coup sûr ne s’oppose à ce qu’elle se fasse à droite aussi bien qu’à gauche, puisque les Grecs la faisaient à droite dans leur delta, δ ; mais il faudrait alors que tout le monde la fît à droite. D’autres la font bien à gauche, mais ils la font double, à deux étages superposés,. Des observations analogues seraient à faire sur le t, sur l’s, sur l’x, sur l’f, sur le point qui surmonte l’i et qu’on fait en forme de fouet . Quand une lettre peut s’écrire de deux ou trois manières différentes, ce n’est plus une lettre, mais deux ou trois lettres qu’il faut apprendre pour représenter le même son, sans compter que plus les formes des lettres se diversifient, moins l’écriture devient lisible et compréhensible.

Caractères que doit posséder l’écriture pour être bien lisible.


Serait-il donc si difficile de bien définir l’objet qu’on doit se proposer en écrivant ? On n’écrit, ce semble, que pour matérialiser en quelque sorte et fixer le son fugitif de la parole, pour le rendre transmissible à travers le temps et l’espace ; en d’autres termes, on n’écrit que pour être lu. Dès lors la meilleure écriture n’est-elle pas tout simplement celle qui est la plus lisible ? Or les caractères qui peuvent rendre l’écriture lisible ne paraissent pas bien difficiles à déterminer.
Il faut d’abord qu’elle soit suffisamment grosse, pour ne pas fatiguer les yeux. Ce point est de première importance : il n’y a pas de beauté ni d’élégance qui puisse compenser les inconvénients d’une écriture microscopique.
Il faut ensuite que chaque lettre soit bien formée et bien arrondie. Si les boucles sont remplacées par des traits, les vides par des pleins, des lettres tout entières par de simples points, il n’y a plus d’écriture, à proprement parler. C’est de la sténographie hiéroglyphique, imaginée par le caprice d’un individu et dont il impose la fastidieuse étude à ceux qui sont obligés de le lire.
Que ces deux conditions soient remplies et l’écriture sera lisible. Si de plus elle garde toujours entre les lettres une juste proportion, au point de vue de leur grandeur, des intervalles qui les séparent, de la pente à leur donner, elle sera régulière.
Si enfin elle n’admet ni fioritures, ni enjolivements propres seulement à l’embrouiller, elle sera nette et correcte ; elle aura dans sa simplicité même sa principale beauté.
Ne rien omettre en écrivant de ce qui peut contribuer à rendre l’écriture lisible ; n’y rien ajouter qui soit inutile et de pur ornement. Telle est la double règle dont les faiseurs de méthodes ne devraient jamais se départir. L’écriture, au moins à l’école primaire élémentaire, n’est pas une œuvre d’art ; elle doit être une peinture des sons aussi exacte que possible ; tout ce qu’on lui demande en plus est du luxe et du superflu.

(...)

Conclusion. Nécessité d'une réforme dans l’enseignement de l'écriture et aussi dans les mœurs publiques.


Ce sont des minuties, dira-t-on. Oui; mais c’est dans l’observation de ces minuties que consiste en grande partie l’art d’apprendre à écrire et la garantie du succès. L’écriture n’est plus en honneur dans l’enseignement primaire, et jamais pourtant on n’a tant écrit, jamais il n’a été aussi nécessaire qu’on écrivît bien. On ne peut songer à augmenter le temps qui lui est consacré à l’école; mais ce temps pourrait être mieux employé, les résultats ne sont pas en rapport avec les facilités mises à la disposition des maîtres.
Il faudrait que ceux-ci y donnassent plus de soin et que leur surveillance s’étendît à la confection des devoirs autres que la page d’écriture. Il faudrait enfin que l’attention des pouvoirs publics eux-mêmes fût ramenée sur cette partie essentielle, en somme, des études primaires, et que ceux qui devraient donner l’exemple d’une belle écriture ne se fissent pas gloire d’avoir une signature illisible. Une réforme dans les habitudes et dans les mœurs ne serait pas moins nécessaire que dans l’enseignement."
Ne rien omettre en écrivant de ce qui peut contribuer à rendre l’écriture lisible ; n’y rien ajouter qui soit inutile et de pur ornement. Telle est la double règle dont les faiseurs de méthodes ne devraient jamais se départir... En 2012 cela reste aussi vrai pour l'enseignement de l'écriture cursive qu'en 1889.