La plus ancienne trace écrite du monde?

Quel rapport entre l'appétit d'une très ancienne tribu de Java pour les moules de rivage et l'étude du geste d'écriture ? A priori aucun. Mais les voies de la science sont parfois surprenantes. Ecoutez plutôt.

 En 1891 à Trinil au bord du fleuve Solo  en Java oriental, le médecin et anatomiste néerlandais Eugène Dubois, découvre des fossiles d'hominidés qu'il baptise Pithecanthropus erectus. Rapidement connu sous le nom d'hommes de Java, ces lointains cousins de notre espèce vivaient il y a 500 000 ans.

500 000 ans c'est aussi l'age de fossiles divers qui sont découverts cette même année par Dubois dans les mêmes strates géologiques, dont de nombreuses coquilles de moules.

125 ans passeront. Les fossiles de l'homme de java, comme les fossiles des modestes moules poursuivent durant tout le 20ieme siecle leur voyage à travers le temps, à l'abri des collections des musées. 

Arrive Jacqueline Joordens et son équipe, qui décide de re-étudier ces fossiles anciens.
Première découverte : les moules ne sont pas juste contemporaines de l'homme de java : elles ont été consommées par nos lointain cousins. L'étude scientifique ne permet malheureusement pas d'imaginer quelle était la recette favorite de nos lointains cousins pour assaisonner ces mollusques, mais elle révèle un autre usage inattendu des coquilles. Et c'est avec cette deuxième découverte que la paléontologie vient télescoper la science du geste d'écriture.

Sur une des coquilles est découverte une gravure.


Oh elle n'a pas l'air de grand chose, mais c'est  la plus ancienne trace écrite jamais identifiée au monde.

La découverte précédente de gravures humaines les plus anciennes datait d’environ 100 000 ans et pouvait être raisonnablement attribuée à des populations d'hommes modernes. 

Figure 2 from Joordens et al 2014Ici, c’est complètement différent. Le dessin, un zigzag tracé d’une main plutôt sûre, est tracé sur le coquillage encore un petit peu maculé de la terre où il se trouvait. Cette terre, datée par des méthodes isotopiques éprouvée remonte à des temps bien plus anciens, bien avant les plus anciennes gravures humaines connues : à peu près 500 000 ans. 

Or à cette époque, à Java, on ne connaît guère qu’un hominidé qui croise dans les parages. C’est l’homme de Java, le Pithécanthrope découvert par Dubois, celui qu’aujourd’hui les paléoanthropologues appellent Homo erectus. Il s’agit d’une très vaste famille que l'on retrouve de l’Afrique à l’Asie sur une période couvrant plus d’un million d’années de l’évolution humaine, période d’un accroissement du cerveau sans précédent et de l’utilisation des premiers outils en pierre.

Homo erectus  aurait ainsi déjà laissé sa trace dans le monde. Or penser ces lointain cousins capables d’utiliser des symboles ou simplement de laisser une trace écrite est loin d’aller de soi pour nombre de préhistoriens.


Reconstitution de la gravure et l'homme de Java - Minke van Voorthuizen
Reconstitution de la gravure et l'homme de Java - Minke van Voorthuizen

La mise au jour de ce dessin par l’homme de Java, est franchement révolutionnaire. Mais tout le monde n’est pas prêt à l’accepter. Il va donc falloir que la découverte soit inattaquable.

Or elle a un point faible. Comme nous l'avons dit la mise au jour de ce coquillage est ancienne. Elle date de la fin du XIXe siècle. Les fouilles à cette époque étaient de plus loin de remplir les mêmes critères de rigueur qu’aujourd’hui. En plus d’un siècle, il a pu se passer bien des choses. Et l'hypothèse d'un faux est bien sur évoquée.

Pour répondre à ces critiques, les auteurs se basent sur une analyse au microscope très précise. D’abord, quelque chose a doucement usé le coquillage après la gravure. Et ce quelque chose, c’est vraisemblablement la terre où il se trouvait. Ensuite, la gravure en elle-même n’est pas fraîche.

Enfin, il manque certaines portions du zigzag, alors que son auteur, adepte d'un tracé cursif, l’a visiblement tracé d’une traite, sans lever son outil.

Celà ne s’explique que si le coquillage était frais au moment de la gravure. Car alors, il est recouvert d’une couche brune qui colore le dessus des coquillages (appelée périostracum). Celle-ci finit par disparaître après la mort de l’animal. Au cours du tracé de sa gravure, le scripteur a appuyé plus ou moins fort. Parfois, il a traversé complètement le périostracum, gravant les couches plus profondes du coquillage, parfois non. Une fois le périostracum disparu, seuls sont restées les portions de traits les plus fortes.

Un trait dans le périostracum était en blanc sur fond brun et devait se voir particulièrement. Bien sur je ne suis pas qualifiée pour parler ici d'écriture, ni pour interpréter le contenu symbolique de ce qui n'est peut être qu'un gribouilli occupationel qu'homo erectus pourrait avoir fait comme nous gribouillons en écoutant une conversation téléphonique.

Mais le geste, celui-là je le connais. À travers la grande aventure de l'évolution humaine, nous partageons visiblement avec Homo erectus les mêmes automatismes gestuels et les mêmes critères de pour laisser une trace écrite.  Régularité, gestion de la pression sur l'outil scripteur, les contraintes ont l'air d'être les mêmes depuis près d'un demi-million d'années.

D'autres préhistoriens argueront qu'à cette époque, un hominidé qui sait fabriquer des bifaces et faire du feu, est bien capable de tels comportements. Que des comportements à caractère symbolique avaient été notés ça et là pour des époques aussi anciennes. Reste que si la découverte est confirmée, ce sera effectivement une première.

Je ne sais pas s'il est possible de penser que ces gravures aussi anciennes aient eu un sens pour leur auteur. J'aimerais pouvoir l'imaginer. Mais c'est sans doute là que la science s’arrête. La signification de cet artefact est quelque chose que les archéologues ne pourront sans doute jamais atteindre, malgré tous leurs outils. Les isotopes et les microscopes resteront muets pour savoir si ce que nous voyons transmettait un message, ou une idée. Aucun moyen de savoir si nous regardons là un prototype d'écrit.

Ce que nous pouvons dire, c'est que ces objets comportent des informations sur les capacités de leurs auteurs. Les quelques objets marqués non périssables qui sont parvenus jusqu'à nous, nous parlent de la culture de ceux qui ont vécu avant nous. S'ils décoraient, s'ils laissaient leur trace dans l'os, la pierre ou ces modestes coquilles, ils  décoraient certainement aussi d'autres objets périssables : leurs vêtements, leurs outils en bois, peut-être les lieux où ils résidaient. Mais surtout, ils avaient déjà les capacités neuronales et motrices pour maitriser le geste graphique.

Ils ont vécu pour la première fois dans un monde où ils pouvaient laisser leur trace.

references :
Joordens, J. C. A., d’Errico, F., et al. (2014). Homo erectus at Trinil in Java used shells for tool production and engraving. Nature (in press). doi:10.1038/nature13962



Bednarik, R. G. (1995). Concept-mediated marking in the Lower Palaeolithic. Current Anthropology, 605-634.

Henshilwood, C. S., d'Errico, F., & Watts, I. (2009). Engraved ochres from the middle stone age levels at Blombos Cave, South Africa. Journal of Human Evolution, 57(1), 27-47. doi:10.1016/j.jhevol.2009.01.005